Chroniques d’étudiantes | Partie 1
26 Nov 2019
Articles de nos collaborateursFestival Les jours sont contés
Entre le Oh! et le Ah…
Par Elhana Beaulieu
Réflexion sur l’art, sur les arts et leur résonance toute particulière, exploration culturelle mystique et hallucinée : Le cœur du monde, du conteur Didier Kowarsky, est une visite-conférence construite autour de l’exposition Nous sommes tous des brigands de Karen Tam qui, plutôt que de nous transporter dans un autre univers, nous ramène brutalement au nôtre. Jeu entre fiction et réalité, apparente beauté et caractère factice, la prestation nous tourne, nous retourne, nous trompe et se joue de nous jusqu’à brouiller les frontières érigées prudemment entre acteur et spectateur, spectateur et sujet, culture locale et étrangère.
Kowarsky brode autour des idées de l’artiste Karen Tam des réflexions et de brèves histoires sur notre rapport occidental vis-à-vis d’autres cultures, ici la culture chinoise, sur l’art comme source de l’équilibre cosmique, sur la présence d’une double réalité. D’abord intriguée, voire hésitante, notre petite masse hétéroclite s’est peu à peu détendue à travers les dédales de l’exposition, accordant notre humeur au ton plutôt humoristique et informel de notre guide. Cependant, la prestation prend une tournure lyrique tandis qu’apparaissent certains personnages significatifs : un vieux sage spécialiste des sciences, un autre de la spiritualité, un groupe de scientifiques étudiant l’art, nous-mêmes et les Chinois, Lucifer et Dieu. Leurs récits, les nôtres, nous révèlent leur message directement : l’art est nécessaire et permet ici de nous ouvrir les yeux sur la vision occidentale des autres cultures, montrée comme une belle chimère.
Dès les premiers silences, c’est tout d’abord la présence du conteur, un peu trop grande pour les pièces, qui nous frappe; les plafonds sont assez hauts, pourtant. L’éloquence est son métier, bien sûr, mais c’est par sa capacité à se mouvoir à travers l’espace, à capter l’essence d’une exposition tout en y ajoutant poésie, humour et réflexions personnelles, qu’il révèle le plus son talent. Après tout, ce n’est pas une prestation ordinaire; et c’est là tout l’intérêt. Le prétexte de visite du musée appelle à un rapport frontal, presque une conversation entre le conteur-guide et les visiteurs. Par des regards soutenus, des questions directes et un ton qui invite à la connivence, le conteur installe un rapport intime avec le public. L’expérience peut être quelque peu inconfortable, mais elle est certainement unique. C’est tout à l’honneur de Kowarsky, puisque la création et le maintien d’un tel rapport avec son public nécessitent un équilibre délicat. Cette dimension d’échange est d’ailleurs à la base même de la tradition orale; un art ancestral fondé sur la communication, la rencontre, la transmission d’un savoir directement d’une oreille à l’autre sans barrières scéniques ou autres conventions.
Cette frontalité se perpétue dans les thèmes abordés. En effet, l’art comme la culture sont scrutés sous une loupe hautement personnelle, et humaine. L’art est décrit comme cette force qui provoque un effet indescriptible sur l’humain, appelée le Ku. Une onde qui ne faiblit jamais, donc ne cesse de nous émouvoir, de nous étonner. Cet émerveillement est l’essence immatérielle qui fascine le conteur; toutefois, l’envers du décor est révélé, lui aussi. C’est même dans cet espace entre les deux, après la beauté du premier regard et avant la déception de la réalité, que s’articule le spectacle en entier; entre le « Oh! » et le « Ah… ».
Néanmoins, c’est la culture chinoise, vue à travers l’épaisse lunette occidentale, qui constitue le point de départ de cette réflexion. Dans l’exposition que nous présente le conteur, tout est une question d’apparence : avec un peu de recul, le style semble authentique, mais dès que l’on fait quelque pas, la réalité se révèle. Le papier mâché remplace la porcelaine pour des vases, d’autres objets sont faits de plastique, et les portiques qui séparent les pièces sont en fait ornés de motifs vagues ou bien loin de la tradition. Lorsqu’on se retourne, une fois le portail passé, on remarque encore l’envers du décor; les grosses vis qui retiennent le tout, fait de contreplaqué. Des « chinoiseries », ou plutôt de vraies « niaiseries » qui exposent le ridicule de l’œil occidental. C’est nous-mêmes, spectateurs, qui sommes pris à partie; et si l’art s’adresse déjà à nous, le conteur le fait encore plus directement, les yeux dans les yeux. La réflexion est pertinente, importante et réalisée avec poésie et un humour qui amène une certaine légèreté malgré les thèmes plus lourds.
Le spectacle nous amène ainsi dans un voyage qui marque autant par le sens, l’intelligence de ses mots que par leur beauté. Un voyage errant, fantaisiste et qui semble même inventé sur le moment. En résulte une expérience quelque peu décousue, parfois répétitive, dans laquelle les réflexions prennent beaucoup de place. Seul réel bémol : il est difficile de ne pas remarquer que pour un évènement présenté dans le cadre d’un Festival de contes, les contes eux-mêmes, dans une forme plus traditionnelle, sont peu présents.
Enfin, c’est cette qualité hybride, indéfinissable qui fait son charme, cette ambiguïté, une conception de la réalité toujours articulée autour de deux facettes interchangeables : réalité et fiction, apparences et réalité, science et art, spectateurs et conteur, arts visuels et conte. C’est, comme le dit Kowarsky, « [e]ntre ce oui et ce non, [que] les têtes se dévissent et roulent dans la poussière ». Le spectacle est mouvant, dans sa forme comme dans ses thèmes, comme dans la prestation du spectateur qui suit le guide œuvre après œuvre. C’est une expérience unique, une errance fantaisiste à travers notre propre vision du monde. C’est la poursuite d’une quête noble, mais inatteignable : trouver un sens, à l’art, à notre rapport déformé vis-à-vis de la culture, ensemble et le sourire aux lèvres.
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